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**EnquĂȘte« Parents, quel mĂ©tier ! » (3/6). **

L’évolution du rĂŽle de pĂšre vers un comportement moins autoritaire et plus Ă  l’écoute de l’enfant dĂ©boussole des hommes en manque de modĂšles. Pendant ce temps, les tĂąches domestiques restent l’apanage des femmes.

Une main se lĂšve timidement dans la petite assemblĂ©e d’hommes. « J’ai eu un bĂ©bĂ© il y a deux semaines, dit un trentenaire aux traits tirĂ©s. J’ai une inquiĂ©tude Ă  propos de la fatigue, sur le long terme. Je n’ai pas encore pris mon congĂ© paternitĂ©, et je me demande comment on peut se relayer au mieux, avec ma femme. Parce que se rĂ©veiller cinq fois, dix fois dans la nuit, pendant des mois, tout en travaillant, c’est dur. » Quelques tĂȘtes opinent, d’autres se tournent vers le jeune pĂšre, le regard anxieux. Sur les murs ornĂ©s de la mairie du 7e arrondissement de Paris, des dizaines de chĂ©rubins potelĂ©s observent d’un Ɠil placide ces neuf jeunes ou futurs pĂšres, venus chercher conseil auprĂšs de Gilles Vaquier de Labaume, le fondateur de l’Atelier du futur papa.

Depuis 2014, il prodigue des conseils en parentalitĂ© rĂ©servĂ©s aux hommes, pour 65 euros les deux heures, ou 150 euros la journĂ©e. Ce soir-lĂ , l’atelier est gratuit, pris en charge par la mairie d’arrondissement. C’est un drĂŽle de mĂ©lange d’ultratechnicitĂ© et de tendresse. Morceaux choisis : « Pendant le change, pour Ă©viter les rĂ©gurgitations, on crĂ©e un accĂšs Ă  la fesse en rotation, explique le formateur, en maniant un poupon. Vous lui expliquez toujours ce que vous allez faire. Vous le prenez contre vous. Il faut qu’il s’habitue le plus tĂŽt possible Ă  votre odeur. » Les hommes Ă©coutent, silencieux. Une multitude de conseils pratiques cachent un enjeu plus profond : « L’homme doit tout Ă  la fois reprendre le travail, maintenir sa vie de couple, crĂ©er un lien avec son enfant. C’est une usure qui n’est Ă©voquĂ©e nulle part et Ă  laquelle il faut se prĂ©parer », prĂ©vient Gilles Vaquier de Labaume.

Dans cette salle cossue tout comme ailleurs, il semble y avoir quelque chose de bien difficile Ă  formuler pour certains pĂšres contemporains. A peine Ă©mis, les mots se perdent, les phrases s’emberlificotent devant la crainte d’usurper un registre qui ne devrait pas ĂȘtre le leur. « Ce n’est rien, comparĂ© Ă  ma femme. » « Depuis que je l’ai vue accoucher, je me sens tout petit
 » Il faut taire les difficultĂ©s pour ne pas donner l’impression que l’on mĂ©connaĂźt celles des mĂšres, que, dans cette Ăšre post-#metoo, l’on Ă©crase de nouveau la voix des femmes, que l’on invente une autre domination masculine qui s’exercerait par le biais des Pampers.

Car, en matiĂšre d’inĂ©galitĂ©s domestiques, et quoi qu’en disent des reportages dans la presse magazine sur « les nouveaux pĂšres exemplaires », les chiffres sont tĂȘtus. Les femmes rĂ©alisent 72 % des tĂąches mĂ©nagĂšres et 65 % des tĂąches parentales en France, selon la derniĂšre enquĂȘte « Emploi du temps » disponible de l’Insee, qui date de 2010 (la prochaine est attendue en 2025). Plus rĂ©cemment, l’Insee a constatĂ© que, au cours du premier confinement de 2020, les femmes ont assumĂ© l’essentiel des tĂąches domestiques, mĂȘme quand elles travaillaient Ă  l’extĂ©rieur. « Cette survalorisation est absurde »

C’est parce qu’il connaĂźt ce dĂ©sĂ©quilibre qu’Alexandre Marcel, alias Papa Plume, pĂšre « instagrammeur » ĂągĂ© de 36 ans, explique s’appliquer, depuis 2018, Ă  formuler correctement ses posts. « Quand je dis que je suis fier parce que j’ai rĂ©ussi Ă  coucher mes deux enfants surexcitĂ©s Ă  20 heures, je reçois toujours des critiques en commentaire : “Pourquoi tu t’en vantes ? C’est juste normal, toutes les mĂšres le font.” On attend des pĂšres qu’ils en fassent plus, et Ă  la fois on leur reproche de s’en vanter. J’ai l’impression de marcher sur des Ɠufs. Parce que c’est vrai, Ă©videmment : on met trop les pĂšres sur un piĂ©destal. Parfois, on me dit que ce que je fais est gĂ©nial, juste parce que je pars du bureau Ă  17 h 30. Cette survalorisation est absurde. »

La dĂ©licate mission du pĂšre moderne serait-elle d’Ɠuvrer Ă  ĂȘtre exemplaire sans le faire savoir ? La pĂ©dopsychiatre Laelia Benoit, chercheuse associĂ©e au Yale Child Study Center, dans le Connecticut, n’est pas d’accord : « Les phrases types telles que “On ne va quand mĂȘme pas les fĂ©liciter de savoir changer une couche !” n’apportent rien. Tous ces changements en cours, il faut les accompagner, les encourager. De bons pĂšres, il y en a, et on n’en parle jamais ! » Elle cite des hommes, vus dans son cabinet ou dans son entourage, qui assument la charge mentale, s’investissent dans le quotidien des enfants Ă  la hauteur de leurs compagnes, voire davantage.

Laelia Benoit s’inquiĂšte aussi du vide de reconnaissance sociale des pĂšres, et mĂȘme d’un impensĂ©. « Dans la sphĂšre publique, trois reprĂ©sentations d’homme dominent, toutes nĂ©gatives : des figures prĂ©datrices – [Donald] Trump, [Gabriel] Matzneff ou [Vladimir] Poutine – ; des “nĂ©omachos” qui instillent l’idĂ©e qu’un brin de sexisme dans leur vie privĂ©e contribue Ă  leur rĂ©ussite, comme [Elon] Musk ; enfin, par la voix d’une frange agressive du fĂ©minisme contre les hommes. »

Laelia Benoit plaide pour qu’émerge dans l’imaginaire collectif l’image du bon pĂšre, de nouveaux hommes « ordinaires, inspirants, dĂ©sirables parce qu’ils s’occupent de leurs enfants ». Pourquoi, s’interroge la pĂ©dopsychiatre, les seuls pĂšres investis dont on parle dans la presse sont toujours dans des situations exceptionnelles ? Les « papas poules », les « pĂšres hĂ©licoptĂšres » (surprotecteurs, qui « volent » en permanence au-dessus de leur enfant) ou les tristement nommĂ©s « SADH » aux Etats-Unis (les « stay-at-home dads », « pĂšres au foyer »)
 Ces exemples viennent conforter l’idĂ©e que la paternitĂ© modĂšle est rĂ©servĂ©e Ă  des hommes « hors norme ». Il est temps, dit-elle, de parler de ceux qui quittent le bureau Ă  17 h 30 mais ne renoncent pas pour autant Ă  leur carriĂšre ; de ceux qui savent oĂč en est le stock de lait en poudre dans le placard ; bref, de raconter un nouvel ordinaire. Le temps du « mignotage »

Il est vrai que « le bon papa ordinaire » est associĂ© Ă  un espoir déçu des annĂ©es 1970, pĂ©riode oĂč est portĂ© aux nues le concept de « nouveaux pĂšres ». Aux Etats-Unis, les experts du conseil en parentalitĂ©, comme le docteur Benjamin Spock (dans l’édition de 1976 de son guide Comment soigner et Ă©duquer son enfant), admettent que « la responsabilitĂ© du pĂšre est aussi grande que celle de la mĂšre » dans l’éducation des enfants. « C’était merveilleux, ces pĂšres qui donnaient une bouillie. Tout le monde y a cru », se souvient la psychanalyste Sylviane Giampino. Et, en premier lieu, les mĂšres.

Aujourd’hui, ces derniĂšres ont l’impression d’une promesse non tenue, Ă  cause de la rĂ©partition des tĂąches. Comme le rĂ©sume la psychanalyste, dans son cabinet du 9e arrondissement de Paris, « les hommes s’emparent des questions liĂ©es Ă  la rĂ©ussite scolaire des enfants et Ă  l’initiation au monde extĂ©rieur, tandis qu’on laisse aux femmes l’ingratitude de la dimension charnelle de la vie familiale, du traitement des souillures et des dĂ©chets ».

Ce schĂ©ma fait Ă©cho Ă  l’histoire. Aux XVIIe et XVIIIe siĂšcles, en France, le petit enfant est laissĂ© aux soins quasi exclusifs de sa mĂšre. C’est le temps du « mignotage », des soins dĂ©licats, des cajoleries maternelles ; mais aussi de l’allaitement, du sevrage, de l’apprentissage de la propretĂ©. A partir de ses 7 ans, le garçon apprend un mĂ©tier. Il passe la plupart du temps sous la responsabilitĂ© de son pĂšre – paysan, tisserand, menuisier. Certains enfants sont placĂ©s pour devenir domestiques ou entrer en apprentissage, Ă©crit l’historien AndrĂ© BurguiĂšre dans le troisiĂšme tome d’Histoire de la famille (Armand Colin, 1986). « PassĂ© le temps du mignotage (
), l’éducation devenait un dressage, une affaire d’hommes requĂ©rant de l’autoritĂ© et mĂȘme de la brutalitĂ©. Le pĂšre pouvait s’en charger, mais l’affection qu’il Ă©prouvait pour sa progĂ©niture risquait de circonvenir son devoir de sĂ©vĂ©ritĂ©. C’est pourquoi il prĂ©fĂ©rait confier la fĂ©rule Ă  quelqu’un que ne gĂȘneraient pas les entraves affectives de la paternitĂ©. »

Toute la difficultĂ© du « mĂ©tier » de pĂšre semble rĂ©sumĂ©e dans ce bref extrait. Afin d’ĂȘtre Ă  la hauteur, il lui faut se couper de ses sentiments et devenir un statut, voire une statue. Le paterfamilias n’est pas qu’un pouvoir, il est aussi une malĂ©diction. C’est, du reste, au moment oĂč l’on commence Ă  prendre en compte l’intĂ©rĂȘt de l’enfant, Ă  le protĂ©ger contre les mauvais traitements, que l’on dĂ©boulonne le pĂšre. DĂšs la fin du XIXe siĂšcle, des rĂšgles juridiques sont Ă©dictĂ©es pour limiter le droit de correction paternelle. Suivra, en 1970, l’abolition de la « puissance paternelle » au profit de l’« autoritĂ© parentale » dans le code civil. Parfois, il n’y a pas de pĂšre

Voici donc les pĂšres libĂ©rĂ©s, dĂ©livrĂ©s du rĂŽle de chef de famille. Mais, Ă  peine commencent-ils Ă  se rapprocher du foyer, Ă  dĂ©couvrir le plaisir d’ĂȘtre avec leurs enfants, Ă  exprimer leur vulnĂ©rabilitĂ©, que revient en boomerang la figure du pĂšre Fouettard. Tiers sĂ©parateur et vertical, dont le retour est rĂ©clamĂ© haut et fort dans les annĂ©es 1980 par certains spĂ©cialistes, comme le pĂ©diatre Aldo Naouri (Une place pour le pĂšre, Seuil, 1985), au nom de l’équilibre de la famille, et mĂȘme de la sociĂ©tĂ©. Une espĂšce de retour pavlovien, dans le dĂ©bat public, de la fonction paternelle thĂ©orisĂ©e par Freud. Comme si rien n’avait changĂ© dans la sociĂ©tĂ© depuis le dĂ©but du XXe siĂšcle.

Aujourd’hui, les familles homoparentales, avec l’ouverture de la procrĂ©ation mĂ©dicalement assistĂ©e aux couples de femmes, mais aussi des modes de parentalitĂ© Ă©mergents (co-, mono-, etc.), invitent Ă  ouvrir la rĂ©flexion autrement. Parfois, il n’y a pas de pĂšre. Parfois, il y en a deux. Parfois, il y a quatre parents. Toutes ces maniĂšres de « faire famille » ont dĂ©centrĂ© le dĂ©bat, ont permis de le rĂ©actualiser par de nouvelles questions, souvent avec une grande inventivitĂ©.

Lire aussi la chronique : Article réservé à nos abonnés Faut-il déboulonner la famille ?

D’inventivitĂ©, et de volontĂ©, c’est aussi aux jeunes pĂšres d’en faire preuve, conclut dans son livre Sylviane Giampino : « Puisque les hommes ont Ă  la fois un dĂ©sir de paternitĂ© et le pouvoir sur les institutions et les organisations, Ă  eux de poursuivre les changements nĂ©cessaires Ă  l’harmonisation des vies personnelle et professionnelle. » Alexandre Marcel, alias Papa Plume, dit la mĂȘme chose depuis un isoloir de son bureau en open space : « Dans les entreprises, il faut que des hommes le plus haut possible dans la hiĂ©rarchie inventent un modĂšle parental Ă©quilibrĂ©, afin qu’il se diffuse dans toute la boĂźte. » Et dans la sociĂ©tĂ© il faut agir.

Alexandre Marcel Ă©tait l’un des dix signataires d’une tribune rĂ©clamant l’allongement du congĂ© paternitĂ© Ă  un mois. PubliĂ©e en 2020 sur le site HuffPost, elle a Ă©tĂ© suivie par la rĂ©forme de la loi, en juillet 2021. « Des associations fĂ©ministes ont luttĂ© pour cela pendant des annĂ©es sans y parvenir ; lĂ , dix gugusses font une tribune et obtiennent gain de cause en quelques mois. » Il en est presque dĂ©solĂ©. Pour la fin du complexe du pĂšre dominant, on repassera.

Retrouvez tous les épisodes de la série « Parents, quel métier ! » ici.