Si vous ne les connaissez pas, vous serez bien incapables de les identifier. Lors des dĂ©filĂ©s haute couture de Chanel, la maison de luxe qui leur appartient Ă  100 %, Alain et GĂ©rard Wertheimer, 75 ans et 73 ans, ne s’assoient jamais au premier rang, prĂ©fĂ©rant se tenir quelques mĂštres plus haut, lĂ  oĂč la lumiĂšre est moins crue, loin, trĂšs loin, des objectifs et des camĂ©ras. Les habituĂ©s de la mode ne les apercevront pas non plus en coulisse, quand tous se pressent autour du crĂ©ateur et de ses assistants pour les fĂ©liciter. Ils sont dĂ©jĂ  partis, chapeaux de feutre sur la tĂȘte, fuyant discrĂštement, mais sĂ»rement, le bruit et la foule. « Venir pour ne pas ĂȘtre vus, c’est le contraire de ce que font la plupart des gens ! », s’amuse une de leurs amies.

Ceux qui incarnent la troisiĂšme fortune française derriĂšre Bernard Arnault et Françoise Bettencourt Meyers, et la 40e selon le classement mondial Ă©tabli par le magazine Ă©conomique Forbes, n’aiment pas qu’on les prenne en photo. « MĂȘme les amis triĂ©s sur le volet qui saisissent leur image avec leur portable lors d’un dĂźner doivent promettre de ne rien divulguer », assure l’un des rares familiers de leurs soirĂ©es Ă  Paris ou dans les maisons que les deux frĂšres possĂšdent Ă  Deauville (Calvados), Ă  proximitĂ© de l’hippodrome, un lieu qu’ils frĂ©quentent davantage que les dĂ©filĂ©s.

Voir leur nom citĂ© dans la presse les inquiĂšte. Il a d’ailleurs fallu longuement parlementer pour qu’ils acceptent, Ă  dĂ©faut de poser pour un photographe du Monde, d’envoyer un clichĂ© d’eux pris le 25 juin en marge du dĂ©filĂ© de la collection automne-hiver, au Palais Garnier, Ă  Paris. Du duo, il n’existait que quelques images anciennes, saisies sur les champs de courses avec la reine d’Angleterre Elizabeth II, elle aussi passionnĂ©e de chevaux.

Alain et GĂ©rard Wertheimer, propriĂ©taires de Chanel, en 2024. CHANEL Les Wertheimer cultivent si bien la discrĂ©tion que le 20 janvier 2022, lors de l’inauguration de 19M, le somptueux espace que Chanel consacre, porte d’Aubervilliers, dans le 19e arrondissement de Paris, aux artisans ultraqualifiĂ©s – brodeurs, dentelliĂšres, soyeux – des mĂ©tiers d’art et de la mode, ce n’est pas eux qui accueillirent le prĂ©sident de la RĂ©publique Emmanuel Macron et son Ă©pouse, Brigitte, afin de ne pas risquer d’apparaĂźtre Ă  la tĂ©lĂ©vision. Jamais, d’ailleurs, on ne les voit dans les dĂźners officiels Ă  l’ElysĂ©e, oĂč l’empereur du luxe, Bernard Arnault, trĂŽne, lui, comme un chef d’Etat.

Une avocate d’affaires travaillant rĂ©guliĂšrement pour la prestigieuse maison raconte avoir un jour croisĂ© Alain Wertheimer devant l’ascenseur, « dans son manteau sombre, un chapeau Ă  la main, trĂšs bien Ă©levĂ©, mais quasi invisible ». La voyant s’apprĂȘter Ă  monter Ă  ses cĂŽtĂ©s, il lui cĂ©da sa place, prĂ©fĂ©rant prendre l’escalier. Elle ne comprit qu’aprĂšs qu’il s’agissait du prĂ©sident exĂ©cutif de la prestigieuse sociĂ©tĂ©. Une ancienne figure de la maison Chanel se souvient aussi qu’Alain Wertheimer fut refoulĂ© Ă  l’entrĂ©e d’un dĂ©filĂ© de haute couture, au cƓur de Central Park, Ă  New York, oĂč il rĂ©side. Il avait oubliĂ© son invitation. Personne ne voulut croire que ce monsieur dont le visage et le nom ne disaient rien Ă  quiconque Ă©tait le propriĂ©taire.

Une mĂšre puissante Les frĂšres ne donnent que trĂšs rarement leur numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone et font jurer Ă  leurs amis de ne jamais le communiquer Ă  qui que ce soit. A GenĂšve, oĂč GĂ©rard Wertheimer vit, ce dernier n’est pas davantage connu. Le Français a pourtant la plus grosse fortune Ă©tablie en Suisse, devant les familles Hoffmann-Oeri-DuschmalĂ©, qui contrĂŽlent le gĂ©ant pharmaceutique bĂąlois Roche. On le croise peu dans les cercles mondains, encore moins dans les journaux. Alors qu’au sein de la petite communautĂ© des riches genevois, tout le monde se connaĂźt, personne n’identifia ce petit homme occupĂ© Ă  contempler les photographies de Bettina Rheims, une de ses proches amies et Ă©pouse de l’avocat Jean-Michel Darrois, exposĂ©es dans une galerie locale.

Il ne faut pas s’y tromper, cependant : si Chanel, avec ses 32 000 employĂ©s Ă  travers la planĂšte, est l’une des locomotives du luxe mondial – aprĂšs une annĂ©e 2022 dĂ©jĂ  record, ses ventes se sont envolĂ©es de 15,8 % en 2023, Ă  19,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires –, c’est aux Wertheimer qu’elle le doit depuis un siĂšcle.

Lire aussi Les grandes marques de luxe rĂ©sistent au ralentissement de l’industrie Leur mĂšre, Eliane Heilbronn, qui fĂȘtera ses 100 ans le 14 avril 2025, a longtemps paru plus en vue que ses fils. Avocate, elle tenait une partie des affaires juridiques sensibles de la sociĂ©tĂ©, notamment les licences. « TrĂšs extravertie, d’une grande force de caractĂšre, on ne voyait qu’elle », se souvient VĂ©ronique Morali, qui fit un bref passage, en 2007, Ă  la tĂȘte de Chanel SA. Jusqu’à l’épidĂ©mie de Covid-19, Eliane Heilbronn se rendait chaque matin Ă  11 h 30 Ă  son bureau, au premier Ă©tage du cabinet Salans/Denton, rue Boissy-d’Anglas, dans le 8e arrondissement de Paris, aprĂšs s’ĂȘtre fait masser, coiffer et maquiller, son dĂ©jeuner dans un Tupperware.

Pendant des annĂ©es, cette femme, aussi Ă©lĂ©gante dans ses tenues Chanel qu’autoritaire dans ses dĂ©cisions, rĂ©digea les contrats des hauts cadres de la sociĂ©tĂ©, notamment celui du crĂ©ateur Karl Lagerfeld (1933-2019), engagĂ© en 1982 pour la bonne fortune des Wertheimer, avec lequel elle adorait parler littĂ©rature et Ă©changer des « vacheries » sur le Tout-Paris.

Le crĂ©ateur de mode Karl Lagerfeld embrasse Eliane Heilbronn, la mĂšre d’Alain et GĂ©rard Wertheimer, propriĂ©taires de Chanel, Ă  Sciences Po Paris, le 19 novembre 2013. ERIC FEFERBERG / AFP Un sacrĂ© personnage, cette Eliane Heilbronn. On peut toujours la voir circuler dans les allĂ©es du MusĂ©e du Louvre en fauteuil roulant. Elle continue de recevoir des visites, Ă  lire les journaux et aime se tenir au courant de ce qui se raconte en ville. Une femme chic, mais sans ostentation, Ă  la peau de porcelaine et aux yeux noisette d’une rare vivacitĂ©. Intelligente, moderne, fĂ©ministe, celle qui passa sa jeunesse Ă  Mexico et frĂ©quenta les milieux huppĂ©s Ă  New York ou Ă  Paris devint avocate en 1974 et fonda son cabinet quatre ans plus tard, Ă  une Ă©poque oĂč les femmes n’étaient pas vraiment les bienvenues dans le monde des affaires. Ceux qui ont travaillĂ© avec elle tĂ©moignent de son caractĂšre. « Elle peut ĂȘtre terrible, elle dĂ©teste avoir tort, aime prĂȘcher le faux pour savoir le vrai, adore dominer et est dotĂ©e d’un grand sens de la psychologie et de la manipulation », rĂ©sume l’un d’eux. Une vĂ©ritable « snob », aussi, glisse une autre.

« MĂȘme si elle assumait bien plus que ses fils les attributs du pouvoir, affirme l’une de ses proches, elle les a Ă©levĂ©s afin qu’ils dirigent dans une parfaite courtoisie. » Et sans prendre la lumiĂšre surtout. « Elle leur a dit pendant toute leur enfance de ne pas faire de bruit, rappelle un proche de la famille, elle a fait d’Alain et de GĂ©rard deux grands introvertis. » Cette mĂšre si puissante a pourtant jouĂ© un rĂŽle central dans la prise de pouvoir de ses garçons Ă  la tĂȘte de Chanel.

DivorcĂ©e depuis 1952 de leur pĂšre, Jacques (1911-1996), et remariĂ©e avec un amateur de chasse et de campagne, Didier Heilbronn, avec lequel elle a eu un fils, Charles, elle n’a cessĂ© de faire en sorte que ses deux premiers fils et leur demi-frĂšre s’entendent et travaillent de concert. C’est aussi elle qui conseilla Ă  Alain et Ă  GĂ©rard de faire mettre sous tutelle leur pĂšre et de reprendre Ă  sa place l’entreprise, en 1974. Jacques Wertheimer, grand collectionneur d’art, mais atteint d’un syndrome maniaco-dĂ©pressif, invitait toute l’aristocratie Ă  la chasse, distribuait des tableaux de maĂźtre Ă  qui le lui demandait, achetait des appartements Ă  ses maĂźtresses et avait fini par menacer, par ses dĂ©penses insensĂ©es et son comportement erratique, les finances et la survie mĂȘme de la maison.

Echapper Ă  l’impĂŽt Alain, son aĂźnĂ©, avait tout juste 25 ans lorsque la charge lui incomba. Il aurait souhaitĂ© un autre destin. PassionnĂ© d’histoire, les lettres l’ont toujours attirĂ© davantage que les chiffres, mais a-t-on le choix quand il s’agit de reprendre le flambeau d’une pareille entreprise ? Un demi-siĂšcle plus tard, Alain Wertheimer prend encore toutes les dĂ©cisions d’importance pour Chanel, avec la directrice gĂ©nĂ©rale monde du groupe, Leena Nair. Il laisse les experts du groupe s’occuper des vignobles que Chanel possĂšde dans le Bordelais, Ă  Porquerolles (Var) ou dans la Napa Valley, en Californie. Mais c’est avec son frĂšre GĂ©rard qu’il veille sur les quelque 400 pouliniĂšres, yearlings et chevaux qui courent sous leurs couleurs – casaque bleue avec coutures, manches et toque blanches – sur les plus grands hippodromes.

Lire aussi Mode et crĂ©ation : oĂč sont les femmes ? DĂ©lĂ©guĂ© par les Wertheimer pour parler au Monde, Philippe Blondiaux, le directeur financier de Chanel, dĂ©crit ainsi les deux frĂšres : « Alain est cĂ©rĂ©bral. Il supervise toutes les campagnes publicitaires, le design des boutiques, les grandes dĂ©cisions stratĂ©giques, entre autres. GĂ©rard est chaleureux. A mes dĂ©buts, il m’appelait toutes les trois semaines pour savoir comment j’allais. Mais, d’une façon gĂ©nĂ©rale, nous travaillons dans la confiance, sans nous sentir sans cesse Ă©valuĂ©s. »

Cela n’empĂȘche pas les dĂ©cisions parfois abruptes. Ainsi, le dĂ©part de la directrice artistique, Virginie Viard, a Ă©tĂ© annoncĂ© le 6 juin, de façon tout Ă  fait inattendue. Cette femme, qui avait Ă©tĂ© le bras droit de Karl Lagerfeld pendant plus de trente ans avant de lui succĂ©der aprĂšs sa mort, en 2019, a disparu du jour au lendemain, deux semaines Ă  peine avant la prĂ©sentation de la collection qu’elle avait dessinĂ©e.

Lire aussi Virginie Viard quitte Chanel Ă  la surprise gĂ©nĂ©rale Enfin, il faut aussi compter avec Charles Heilbronn, ce demi-frĂšre ĂągĂ© de 69 ans avec lequel Alain et GĂ©rard Wertheimer ont grandi. Lorsqu’on lit, dans l’intitulĂ© de certains investissements, Wertheimer et frĂšre, le frĂšre, c’est lui. Plus ouvert, dotĂ© d’un solide humour, c’est aussi un financier hors pair. A New York, son bureau est quasi contigu Ă  celui d’Alain, au 40e Ă©tage de la tour Chanel, Ă  Manhattan, entiĂšrement dĂ©corĂ© d’Ɠuvres d’art. Et si, en 2017, la majoritĂ© des fonctions globales de l’entreprise (ressources humaines, juridiques, RSE et finances) a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e Ă  Londres, avec une cinquantaine d’employĂ©s et de cadres, leur proximitĂ© est restĂ©e la mĂȘme. Charles Heilbronn dirige ainsi Mousse Partners, le « family office » alimentĂ© par la holding Mousse Investments Limited, dont Alain et GĂ©rard sont les deux actionnaires Ă  paritĂ© et qui est depuis 1979 domiciliĂ©e sur l’üle de Grand Cayman, la plus grande des Ăźles Caymans, aux CaraĂŻbes, oĂč il n’y a ni impĂŽt sur les sociĂ©tĂ©s, ni taxes fonciĂšres, ni droits d’apports, ni charges sociales, ni retenue Ă  la source sur les dividendes.

Lire aussi (2017) Les actionnaires de Chanel ont vu leurs dividendes doubler en 2016 C’est aussi pour cela que les Wertheimer n’aiment pas que la presse s’intĂ©resse Ă  eux : entre la domiciliation de leur entreprise en Angleterre et celle de leur holding familiale dans un paradis fiscal, ils jouent de tous les mĂ©canismes d’optimisation.

Le talent indĂ©niable de « Coco » Ce n’est pas le seul secret de cette famille qui a traversĂ© toutes les secousses, les drames et les flamboyances du XXe siĂšcle. MĂȘme les directeurs des grands musĂ©es n’ont jamais vu entiĂšrement la fabuleuse collection d’art commencĂ©e par le pĂšre, Jacques, et complĂ©tĂ©e patiemment par les fils. « C’est probablement l’une des plus belles collections privĂ©es, elle est encyclopĂ©dique et universelle, avec des piĂšces de toutes les Ă©poques, de toutes les civilisations, des objets prĂ©historiques, des antiquitĂ©s Ă©gyptiennes, ou des Picasso, des Klein, des Giacometti et Rothko », dĂ©crit un fameux commissaire-priseur en nous faisant jurer l’anonymat, de peur de se fĂącher avec les Wertheimer. « La famille prĂȘte parfois des piĂšces pour des expositions, mais apparaĂźt rarement, complĂšte Laurent Le Bon, le patron du Centre Pompidou. Le Louvre, Orsay, tous les grands musĂ©es amĂ©ricains, français et britanniques ont les Wertheimer pour mĂ©cĂšnes, mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils n’en font pas Ă©talage  »

On aurait tort, cependant, de prendre leur discrĂ©tion pour un retrait Ă  l’égard des affaires de l’entreprise. Les Wertheimer ne se montrent pas, mais ils ont un sens indĂ©niable de la stratĂ©gie et des hommes. L’ancien patron d’HermĂšs, Jean-Louis Dumas (1938-2010), qui les connaissait trĂšs bien, disait autrefois d’Alain et de GĂ©rard : « Moi, je gĂšre ma maison en conduisant devant, les Wertheimer conduisent la leur assis Ă  l’arriĂšre, comme sur un sulky. » Karl Lagerfeld, qui contribua Ă  moderniser la sociĂ©tĂ© et fut pendant trente-cinq ans leur paravent, attirant la lumiĂšre Ă  leur place, disait les choses un peu autrement : « Vous savez, Alain Wertheimer n’est pas le genre Ă  vous dire quelles sont les tendances, confiait-il avec son accent de Hambourg, mais je connais ça, ces esprits prussiens qui font des affaires en s’entourant des meilleurs. »

Lire aussi (2019) L’Etat va obliger les grands patrons Ă©tablis Ă  l’étranger Ă  payer le plus d’impĂŽts possible en France « Prussienne », la famille l’est en effet, elle dont on retrouve les premiĂšres traces au XVIIIe siĂšcle dans la communautĂ© juive du sud de Francfort, en Allemagne, puis en Alsace, aprĂšs le rattachement de celle-ci Ă  la France. Mais l’histoire commence vraiment quand le patron des Galeries Lafayette, ThĂ©ophile Baader (1864-1942), prĂ©sente en 1924 deux de ses connaissances en affaires, les frĂšres (dĂ©jĂ ) Paul (1883-1948) et Pierre Wertheimer (1888-1965), Ă  Gabrielle Chanel (1883-1971). Ces deux gros commerçants, qui possĂšdent dĂ©jĂ  la sociĂ©tĂ© de cosmĂ©tiques Bourjois, comprennent immĂ©diatement le talent indĂ©niable de « Coco ».

A 41 ans, cette ancienne enfant de l’assistance publique, devenue chanteuse de cabaret, cousette et enfin couturiĂšre, a un style Ă  la fois chic et moderne, garçonne et fĂ©minin, avec ses mariniĂšres, ses petits canotiers et une silhouette qui a traversĂ© les Ă©poques. Pourtant, si la famille ne l’avait pas constamment financĂ©e, malgrĂ© l’adversitĂ©, sans doute ne serait-elle pas devenue la seule femme internationalement connue dans un milieu dominĂ© par les hommes, et son patronyme une marque mondiale et florissante.

« De la France du XXe siĂšcle, il ne restera que trois noms : de Gaulle, Picasso et Chanel », avait prĂ©dit AndrĂ© Malraux (1901-1976). Et c’est vrai que, plus d’un demi-siĂšcle aprĂšs la mort de la cĂ©lĂšbre couturiĂšre en 1971, ses initiales entrelacĂ©es forment un sigle familier du public, bien au-delĂ  de nos frontiĂšres. Le N° 5 est l’un des parfums les plus cĂ©lĂšbres et les plus vendus au monde. Le tailleur en tweed de laine gansĂ©, imaginĂ© par Gabrielle Chanel en 1956, compte parmi les piĂšces iconiques de la mode. Mille fois rĂ©interprĂ©tĂ© selon les Ă©poques, il a Ă©tĂ© portĂ© aussi bien par Simone Veil que par InĂšs de la Fressange, Hillary Clinton ou Taylor Swift. C’est pourtant bien les Wertheimer qui, sur trois gĂ©nĂ©rations, s’attachĂšrent Ă  ne garder que le meilleur de Gabrielle Chanel en « oubliant » sa face sombre.

Lire aussi (2021) A 100 ans, Chanel N° 5 continue de faire son numĂ©ro Il a fallu, en effet, plusieurs dĂ©cennies pour que l’on comprenne exactement la teneur de leurs relations avec « Coco ». Dans les annĂ©es 1920, l’accord entre Pierre et Paul Wertheimer et Gabrielle Chanel rĂ©partissait ainsi les parts : 10 % pour la couturiĂšre, 20 % pour les associĂ©s Adolphe Dreyfus et Max Grumbach, 70 % pour les Wertheimer. A charge pour ces derniers de financer aussi le train de vie de « Mademoiselle », qui, si elle travaillait et recevait rue Cambon, Ă  deux pas du jardin des Tuileries, dans le 1er arrondissement de Paris, dormait tous les soirs au Ritz, le cĂ©lĂšbre palace parisien de la place VendĂŽme. Chanel prĂ©sidait le conseil d’administration, mais les Wertheimer gĂ©raient.

Pierre Wertheimer Ă  l’hippodrome de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine) lors du match entre son cheval Epinard et le pur-sang Sir Gallahad, le 19 mai 1924. AGENCE ROL / BNF L’entente ne dure pas. En 1929, la crise fait chuter le chiffre d’affaires et introduit la mĂ©fiance entre Coco Chanel et la famille. Cinq ans plus tard, elle engage un procĂšs contre eux, dĂ©fendue par Me RenĂ© de Chambrun (1906-2002), le gendre du prĂ©sident du Conseil, Pierre Laval (1883-1945), qui sombrera plus tard dans la collaboration. En 1939, Pierre Wertheimer vient Ă  peine de redresser un peu la barre que la guerre Ă©clate, l’obligeant Ă  fermer les ateliers Chanel et Ă  licencier 3 000 ouvriĂšres. Quelques mois plus tard, les lois de Vichy menacent les juifs et la famille s’exile aux Etats-Unis, oĂč naĂźtront Alain et GĂ©rard.

L’épisode le moins avouable C’est lĂ  qu’intervient l’épisode le moins avouable de cette histoire. La formule du N° 5 et surtout les essences de jasmin et de rose de mai servant de base au parfum sont restĂ©es en France. Depuis New York, les Wertheimer chargent alors un jeune agent amĂ©ricain de rapatrier les matiĂšres premiĂšres et se mettent Ă  produire le N° 5 aux Etats-Unis. Ils ont Ă©galement dĂ©lĂ©guĂ© un ami, FĂ©lix Amiot (1894-1974), pour se porter acquĂ©reur de leurs participations dans Bourjois et Chanel afin d’éviter l’« aryanisation », autrement dit la confiscation, de leurs biens. Gabrielle Chanel, elle, cĂŽtoie au Ritz toute la Kommandantur et entretient une liaison avec un officier proche d’Hitler. Collaboratrice notoire, elle se croit puissante. Le 5 mai 1941, la voici qui rĂ©clame aux autoritĂ©s allemandes la propriĂ©tĂ© des Parfums Chanel, assurant qu’« ils sont toujours la propriĂ©tĂ© de juifs » et qu’ils ont Ă©tĂ© lĂ©galement « abandonnĂ©s » par leurs propriĂ©taires, les Wertheimer. Miraculeusement, elle n’obtient pas satisfaction.

Lire aussi (2012) Coco Chanel, possĂ©dĂ©e par sa lĂ©gende « Sans Churchill, elle aurait Ă©tĂ© tondue », Ă©crivait sa biographe, Edmonde Charles-Roux (1920-2016). Sans la conciliation avec les Wertheimer, pourrait-on ajouter. AprĂšs la guerre, leurs biens leur ont Ă©tĂ© restituĂ©s et ils sont redevenus les propriĂ©taires de Chanel. Le « Number Five » est aussi devenu LE parfum français des Etats-Unis. Peuvent-ils vraiment continuer sans Gabrielle Chanel, qui, depuis la Suisse oĂč elle s’est rĂ©fugiĂ©e, multiplie les procĂšs contre eux ?

En 1948, aprĂšs la mort de Paul Wertheimer, son frĂšre, Pierre, reprend seul les rĂȘnes de la sociĂ©tĂ©. C’est lui qui conclura finalement un arrangement avec celle qui a tentĂ© de le spolier. Elle percevra dĂ©sormais des royalties : 2 % des ventes mondiales des parfums et la poursuite du rĂšglement de son luxueux train de vie. Six ans plus tard, il lui rachĂšte ses parts dans la maison de couture et la pousse Ă  reprendre son activitĂ© de modiste. Il ne le regrettera pas : si les deux premiĂšres collections de Mademoiselle sont des Ă©checs, le lancement de ses tailleurs gansĂ©s et du total look Chanel est un Ă©norme succĂšs. Pierre Wertheimer, qui possĂšde dĂ©sormais 100 % de la sociĂ©tĂ©, voit sa fortune exploser.

Longtemps, les Wertheimer chercheront Ă  gommer cet Ă©pisode peu reluisant du parcours de la couturiĂšre avec laquelle ils ont partie liĂ©e. Pierre Wertheimer puis son fils Jacques, qui a pris la succession en 1965, la laissent volontiers rĂ©inventer sa lĂ©gende. Ils n’ont pas intĂ©rĂȘt Ă  abĂźmer l’image de l’icĂŽne de la mode et, partant, de leur sociĂ©tĂ©, en l’associant Ă  une dĂ©shonorante collaboration.

De la mĂȘme façon, la succession ratĂ©e entre Pierre et son fils unique, Jacques, a longtemps Ă©tĂ© passĂ©e sous silence. En 1965, « le petit », comme l’appelle alors « Coco » avec condescendance, a pris la direction de la sociĂ©tĂ©. Pierre Wertheimer Ă©tait un gestionnaire rigoureux, mais considĂ©rait son fils comme un incapable. Jacques est un esthĂšte plein d’humour, cultivĂ©, nonchalant et paresseux. Il est aussi assez largement dĂ©pendant de drogues et de mĂ©dicaments divers, mĂ©lange anciens et nouveaux francs et dĂ©pense sans compter.

C’est pourtant lui qui enrĂŽlera Jacques Helleu (1938-2007), petit-fils du peintre Paul CĂ©sar Helleu (1859-1927), un visionnaire dont les innovations vont rĂ©volutionner l’esthĂ©tique des flacons de parfum et des publicitĂ©s du groupe, dĂ©sormais photographiĂ©es par Helmut Newton (1920-2004) ou Richard Avedon (1923-2004). Lorsqu’il sera placĂ© sous tutelle par ses fils, Jacques Wertheimer terminera sa vie chez lui, 55, avenue Foch, au milieu d’antiquitĂ©s Ă©gyptiennes, de maĂźtres de l’impressionnisme et de tableaux de Nicolas de StaĂ«l (1914-1955), dont il fut le premier Ă  repĂ©rer le talent.

SystĂšme de gouvernance trĂšs solide Qu’ont apportĂ© aprĂšs lui ses deux garçons, Alain et GĂ©rard ? Un sens certain de la stratĂ©gie et du recrutement. Alain, surtout. En 1982, l’aĂźnĂ© des Wertheimer a dĂ©jĂ  restructurĂ© l’entreprise, rĂ©intĂ©grĂ© la fabrication et la distribution du prĂȘt-Ă -porter, redonnĂ© du prestige aux parfums – le N° 5 demeure le must de la maison – en arrĂȘtant leur vente en drugstore. Reste Ă  rĂ©nover la couture et Ă  donner Ă  l’entreprise de luxe une image globale.

La bonne idĂ©e d’Alain Wertheimer est d’engager, en 1982, Karl Lagerfeld, que lui a prĂ©sentĂ© sa directrice pour les Etats-Unis, Kitty D’Alessio (1927-2023). « J’ai rencontrĂ© Alain Wertheimer dans sa maison Ă  Londres et nous avons longuement discuté », a racontĂ© des annĂ©es plus tard Karl Lagerfeld au Monde. Ce mercenaire de la mode est fin et cultivĂ©. Il connaĂźt aussi parfaitement l’histoire de Gabrielle Chanel et son univers. Choisir un Allemand pour incarner une marque si française est osĂ©. « Il en sait plus sur Chanel que moi-mĂȘme », glisse cependant le propriĂ©taire de la maison Ă  ses proches. « A la fin de la discussion, affirmait encore le couturier, il m’a dit : “Faites ce que vous voulez, mais si cela ne marche pas, je vends !” Et j’ai rĂ©pondu : “Ecrivez dans le contrat le ‘Faites ce que vous voulez’” ! »

Lire aussi (2018) Karl Lagerfeld, au nom de Chanel Les conditions financiĂšres semblent exceptionnelles : un million de dollars pour deux collections de couture par an et le prĂȘt-Ă -porter Chanel. « Karl va nous apprendre la mode », a confiĂ© Alain Wertheimer Ă  Jacques Polge, le parfumeur de Chanel. Le propriĂ©taire a eu du flair : dĂšs l’annĂ©e 1984, les ventes s’envolent. En 1985, au moment de renouveler son contrat, Lagerfeld rĂ©clame dĂ©sormais un million de dollars par collection ! AcceptĂ©. « Entre les Wertheimer et moi, c’est comme entre Faust et le diable », dit-il encore au Monde, assurant avoir avec eux un contrat « à vie ». De fait, le pacte a valu jusqu’à la mort du « Kaiser Karl », le 19 fĂ©vrier 2019.

Lire aussi (2019) Karl Lagerfeld, les derniers jours d’un monstre sacrĂ© Les Wertheimer savent qu’ils ne sont pas Ă©ternels, mĂȘme s’ils se sont dotĂ©s d’un systĂšme de gouvernance trĂšs solide. Sous l’impulsion de Charles Heilbronn, Mousse Partners s’occupe de la formation des cinq hĂ©ritiers Wertheimer Ă  leur rĂŽle d’actionnaires en rĂ©unissant rĂ©guliĂšrement les trois enfants d’Alain, Sarah, Nathaniel et RaphaĂ«l, ainsi que la fille et le fils de GĂ©rard, Olivia et David. Mais aussi leurs cousins Heilbronn, Arthur, Charlotte et Louis. « Nous avons la chance d’ĂȘtre une famille trĂšs unie, qui a construit sa vie hors de France dĂšs le milieu des annĂ©es 1970, nous a Ă©crit Charles Heilbronn dans un courriel. MalgrĂ© notre dispersion gĂ©ographique, nos enfants et nos petits-enfants se voient autant que possible. Pouvoir garder ce lien familial aussi fort, sur plusieurs gĂ©nĂ©rations, est une chance et une vĂ©ritable joie. »

La reine Elisabeth II prĂ©sente le trophĂ©e aux propriĂ©taires GĂ©rard Wertheimer et Alain Wertheimer, aprĂšs la victoire de leur cheval Solow Ă  l’hippodrome d’Ascot (Angleterre), le 17 octobre 2015. GETTY IMAGES VIA AFP Le cadet d’Alain Wertheimer, Nathaniel, 37 ans, aprĂšs avoir fait un MBA Ă  la Harvard Business School, entrĂ© chez Chanel en 2020, semble effectuer une forme d’apprentissage au sein de Chanel, oĂč il tourne dans les dĂ©partements les plus stratĂ©giques. Arthur Heilbronn, 37 ans, le dernier des trois enfants de Charles, lui aussi diplĂŽmĂ© de la Harvard Business School, est pour sa part entrĂ© chez Mousse Partners et accompagne dĂ©sormais souvent son pĂšre, comme une sorte de future intronisation. Pas question, pour autant, de s’afficher dans les manifestations publiques de Chanel ou dans les mĂ©dias. Et c’est en toute discrĂ©tion qu’une fois l’an la famille se rĂ©unit pour dĂ©guster les millĂ©simes du ChĂąteau Rauzan-Segla, un cru classĂ© de margaux qui leur appartient. De ces rĂ©unions, nulle trace mĂ©diatique. Aucun des membres de la quatriĂšme gĂ©nĂ©ration ne cĂšde non plus aux sirĂšnes des rĂ©seaux sociaux, fidĂšles Ă  la discrĂ©tion enseignĂ©e par leurs parents Wertheimer et Heilbronn. De gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration.

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    26 days ago

    Elle percevra désormais des royalties : 2 % des ventes mondiales des parfums et la poursuite du rÚglement de son luxueux train de vie. Six ans plus tard, il lui rachÚte ses parts dans la maison de couture et la pousse à reprendre son activité de modiste. Il ne le regrettera pas : si les deux premiÚres collections de Mademoiselle sont des échecs, le lancement de ses tailleurs gansés et du total look Chanel est un énorme succÚs. Pierre Wertheimer, qui possÚde désormais 100 % de la société, voit sa fortune exploser.

    Je trouve que ce passage montre, qu’aprĂšs coup, on peut toujours surfer la vague. La cupiditĂ© au dessus des valeurs pour les Wertheimer.