Suite de Serveur confusion - ep. 09 - Marque-page
Premier Ă©pisode ici
Cet Ă©pisode fait directement suite aux Ă©vĂšnements de Serveur confusion - ep. 07 - Placeholder
Disclaimer: Ce passage est légÚrement NSFW, pas sûr pour le travail
Bitrot
Il faudra prÚs de dix ans au cerveau pour se défaire du souvenir agonisant de Gabriel.
En arrivant Ă MontrĂ©al, le cerveau nâaura eu quâun seul dĂ©sir, trouver un trou ou disparaitre et se morfondre de son absence. La sĂ©vĂ©ritĂ© de sa situation nâaura jamais permis un tel privilĂšge.
Les postes dâentrĂ©e dans la carriĂšre de fugitif ne sont pas trĂšs nombreux. Il commencera par Ă©ventrer des poissons de la pĂȘche du jour pour le marchĂ© Adonis de Place Vertu. Lorsque le reste de la sociĂ©tĂ© se disputera lâascenseur social, il grimpera lâĂ©chelle de secours.
Par chance, il sera acceptĂ© au poste de nettoyeur de lâuniversitĂ© anglophone de Guy Concordia. Son niveau dâanglais sera pourtant ce quâil sera. Il sentira de loin lâodeur printaniĂšre des fĂȘtes, des cours, de la connaissance. Et ça lui fera du bien pour un temps.
Le cerveau refusera de consulter lâactualitĂ© espagnole. Sans doute un vestige de la petite enfance oĂč lâon se cache sous sa couverture pour se protĂ©ger des monstres dans le placard. Si je ne les vois pas, ils ne peuvent pas me voir.
Comme effet dĂ©lĂ©tĂšre, pendant dix ans, il sâattendra quotidiennement au game over, que les authoritĂ©s canadiennes se pointent Ă son appartement miteux de MontrĂ©al Nord, pour prĂ©parer son extradition en Europe. La peur nâoccultera que partiellement la culpabilitĂ©. Que sera-tâil advenu de Flouz ? Est-ce quâil aura pris pour eux deux ? Et les autres ? Son petit Ă©quipage post-capitaliste. Eux qui lui faisaient confiance, Ă lui et Gabriel.
Il va sans dire que ce seront dix années de sévÚres insomnies.
âHeureusementâ, se dira le cerveau, âque je me suis dĂ©couvert une nouvelle distractionâ.
Les hivers de la ville seront interminables. Mais la population locale sâentassera dans les clubs du vieux port et du Village. Lâalcool coulera Ă flot. Et la coke ne manquera pas. Pas de premiĂšre qualitĂ©, mais lâoffre rencontrera confortablement la demande. Ă en juger par la multitude de petits sachets bleus Ă©ventrĂ©s dans les rues de Berry Uqam.
Il vivra dans une monotonie colorĂ©e, aux cĂŽtĂ©s dâĂ©nergumĂšnes excentriques. Il se laissera pousser une longue barbe, qui compensera sans subtilitĂ© les premiers signes de calvitie. Et son nouveau cercle amical dâaccidentĂ©s de la vie lâappellera âEl Jesusâ, pour ses origines, et par manque flagrant dâimagination. Les premiĂšres annĂ©es, il passera les longs hivers chez les potes, qui tiendront des soirĂ©es mĂ©morables, oĂč la musique sera bonne et les invitĂ©s dĂ©bridĂ©s. Il devra bientĂŽt faire le choix de sâinstaller au calme, loin des fĂȘtards. Trop de casse, trop de drogues, trop dâappels de flics Ă deux heures du matin. Il sera supposĂ© faire profile bas.
Pour passer le temps, il sâachĂštera un vieux magnĂ©toscope. Ses hivers seront remplacĂ©s par des marathons de sitcom dâune autre Ă©poque. OĂč les biberons faits de BisphĂ©nol A vont dans la poubelle unique et les repas Macdo ne coutent pas 10$. Il aimera ces familles fonctionnelles, et ces situations ou lâerreur est humaine, tout le monde a droit Ă une seconde chance et tout est finalement pardonnĂ© Ă la fin de chaque Ă©pisode.
Aux beaux jours, les activitĂ©s seront plus libres. Celui quâil considĂ©rera comme âson meilleur ami dâĂ©tĂ©â sera son premier dealer sur le nouveau continent. Ce dernier lui offrira frĂ©quemment un petit sac bleu, en pourboire pour le divertissement des longues tirades de Dan, quâil Ă©coutera avec un sourire figĂ© Ă longueur de nuit. Dan ne se souviendra jamais de son vrai nom, alors il le surnommera secrĂštement âYi-houâ, pour le petit son quâil Ă©mettra Ă la ponctuation dâune phrase sur deux.
Parfois quand ils traineront dehors, lorsque le cerveau sera trop excitĂ© et le corps trop las, Dan poussera lui aussi des petits sons malgrĂ© lui. LâĂ©trange symphonie des deux compĂšres en canon, sera jointe par les aboiements de chiens du coin et agrĂ©mentera les nuits sinistres des quartiers rĂ©sidentiels.
Câest avec lui quâil essaiera sa premiĂšre et dernier dose de DMT. Mauvaise expĂ©rience. Le protagoniste comprendra que les psychotropes ne seront pas pour lui. Le cerveau dĂ©couvrira avec stupeur que son hĂŽte en perd le contrĂŽle et devient dangereusement violent. Il Ă©chappera de justesse Ă lâarrivĂ©e de la police aprĂšs le cassage de vitrine dâun magasin dâĂ©lectronique.
Au temps pour garder un profil bas. Bravo Dan.
Comme un panaris, lâespoir de revoir Gabriel sera vaguement douloureux et ne le quittera jamais. Alors il se refusera Ă©galement de retoucher au crack. Il le voudra. Il se sentira comme un frĂȘle oisillon qui veut apprendre Ă voler comme un aigle, mais reste Ă terre.
~~
AprĂšs dix ans au pays du Lys, il obtiendra non sans peine la citoyennetĂ©. Cela lui permettra enfin de finir son livre quâil aura commencĂ© un peu plus tĂŽt.
Le livre sera humblement intitulĂ© âOS confusionâ.
ll y Ă©crira que Le Monde subit des mutations Ă chaque seconde, quâil nây a aucune explication à ça. Câest malgrĂ© tout inĂ©vitable.
Le préambule se lira comme suit :
"Câest le comportement de tout vieux systĂšme. Lâinformation se dĂ©grade de façon incontrĂŽlable.
Des zéro deviennent des un et inversement.
Câest un cancer qui se mĂ©tastase, jusquâĂ que son hĂŽte disparaisse.
Un jour, la relation qui lie une mĂšre Ă son enfant ne signifiera plus rien. LâHumanitĂ© ne comprendra mĂȘme plus ce que signifie le âsoiâ.
En informatique, on appelle ça le âBit rotâ. Lorsque lâutilisateur de lâordinateur prend conscience de lâĂ©tendu des dĂ©gĂąts, il nâa dâautre choix que de lâĂ©teindre. Il Ă©change alors la vieille machine pour du matĂ©riel plus rĂ©cent et restaure une ancienne sauvegarde. Mais est-ce quâil existe une telle sauvegarde pour la fibre mĂȘme de la rĂ©alitĂ© ?
Pendant le processus dâextinction de la machine, les programmes qui tournent encore se vident en hĂ©morragie de leur information sauvegardĂ©e, une donnĂ©e a la fois.
Si cela devait nous arriver, ça commencerait pas les données les plus complexes. Les galaxies, la vie, la multitude.
Puis en arborescence inversée, les derniÚres informations seront les plus fondamentales. Le concept de force et de masse, les particules élémentaires.
La premiĂšre loi de thermodynamique dicte que lâĂ©nergie ne peut ĂȘtre crĂ©Ă©e ni se perdre. Elle sâĂ©change et se transforme. Nous ne pouvons par nature imaginer sa subite disparition. La perspective seule me remplit dâune terreur Ă©viscĂ©rante.
Peu importe ce que cela signifiera Ă lâĂ©chelle de notre Univers, une chose est sĂ»re, vous ne voudrez pas ĂȘtre lĂ ."
Ă 41 ans, le cerveau ne sera toujours pas fĂ»tĂ©, et cela ne changera jamais. Il livrera son script Ă une compagnie dâĂ©dition douteuse, qui lui promettra une rĂ©munĂ©ration Ă la hauteur des ventes. De par sa situation il ne pourra pas signer de son vrai nom et malgrĂ© le carton que fera son bĂ©bĂ©, il nâen touchera pas un centime.
Mais quâĂ cela ne tienne. Les habitudes ont la vie dure et les annĂ©es prĂ©cĂ©dant cet Ă©chec, Dan aura tentĂ© de reproduire la synergie de son entreprise de Barcelone.
Plus question de possĂ©der des locaux, ni dâacheter des tĂ©lĂ©phones, le cerveau aura retenu la leçon. Adapter la stratĂ©gie pour le climat et la population locale.
Il commencera par mettre une poignĂ©e de ses amis chĂŽmeurs au jus. Courir Ă lâArmĂ©e Du Salut se ravitailler en Ă©couteurs Bluetooth cassĂ©s, chemises froissĂ©es et dossiers vides. Devenir Ă sây confondre, un ersatz dâhomme dâaffaire sociĂ©talement adaptĂ©.
Aller à la rencontre des Montréalais, dans la rue, les parcs, à la place des festivals. Toucher leur fibre sensible, tirer sur la corde empathique.
Une aide ponctuelle au centre local dâaide aux animaux. Un petit coup de pouce pour lâopĂ©ration crĂąnienne de la petite Diane. Ou peut-ĂȘtre sâappellait-elle Estelle ?
Trois facteurs viendront Ă jouer sur le succĂšs de lâentreprise. PremiĂšrement, le Canada est un pays capitaliste, en tout bon cousin des Ătats-Unis, et lâun des piliers fondamentaux du bien-ĂȘtre de ses citoyens est le consumĂ©risme. DeuxiĂšmement, les MontrĂ©alais du centre-ville ont du frique. Finalement, les gens sont bien gentils mais naĂŻfs.
En quelques semaines, une armĂ©e dâitinĂ©rants se coordonnera sous ses directives. Le groupe factice dâaide aux sinistrĂ©s de HaĂŻti viendra rencontrer les jeunes ivres de la fin de soirĂ©e au vieux port.
Les midis, ce sera lâescadron anti-fourrure qui viendra indigner les travailleurs dĂ©jeunant au soleil du square Victoria. Les aides Ă la petite Tina attendront les parents fatiguĂ©s de la fin dâaprĂšs midi dans les quartiĂ©s rĂ©sidentiels.
Un de ses meilleurs agents sera un quinquagĂ©naire dont une opĂ©ration au cerveau se sera indignement cicatrisĂ©e. Il confiera aux passants que câest une tumeur qui grandit et le tuera sâil nâest pas pris en charge. Que ce soit par pitiĂ© bien pensante, dĂ©goĂ»t, ou pour mettre vite fin a lâĂ©change, les victimes lĂącheront de la monnaie en masse. Le type sera une vraie poule aux Ćufs dâor.
à 38 ans, Dan et ses potes auront fait assez de bénéfice pour vivre humblement. Pas de quoi acheter un appartement, mais le louer sans devoir travailler et sans retard mensuel. Le cerveau appréciera le confort.
Alors il pourra commencer Ă Ă©crire.
Les chantiers laissĂ©s Ă lâabandon durant les hivers seront son espace de travail. Il grimpera les Ă©tages de bĂątiments en construction, avec son rĂ©chaud Ă gaz et son vieil IBM, et ne manquera jamais de faire signe de la tĂȘte aux autres silhouettes sombres, des itinĂ©rants qui veulent rester au sec sans faire de vague.
Le cerveau aimera traverser les couloirs et escaliers non finis, des bĂȘtes de mĂ©tal et placoplĂątre en gestation.
Au dĂ©tour de corridors et derriĂšre des portes non peintes, il trouvera des piĂšces plus ou moins achevĂ©es. Par exemple une baignoire installĂ©e a quelques mĂštres de la cuisine, avant que les murs de sĂ©paration ne soient encore bĂątis. Dan sâassoira dans une baignoire, ou sur un parpaing et commencera Ă Ă©crire Ă la lueur de son rĂ©chaud, le cliquetis du clavier viendra seul rompre le silence.
Câest dans ces moments que lâinspiration sera la plus irrĂ©pressible. AprĂšs des nuits entiĂšres de silence, dâĂ©criture et de fatigue, le cerveau commencera Ă halluciner. Et il y prendra goĂ»t. La peau se hĂ©rissera et il sentira une prĂ©sence derriĂšre lui. Notre individu aphantasique entendra la voix de Gabriel. Elle lui dira toutes sortes de choses, la majoritĂ© sera incohĂ©rente. Ils sâassiĂ©ront tous deux sur un cadre de lit sans matelas, ou un sac de ciment, et siroteront une pinte dâEstrella en silence. Tous deux observeront distraitement les structures gigantesques et sombre au loin, abandonnĂ©es pour la saison.
Ou peut-ĂȘtre seront-ce ces bĂȘtes dâacier qui lâobserveront dans le calme de la nuit. Les grues de chantiers.
Et câest ainsi, dans une voluptĂ© Ă©phĂ©mĂšre que Dan finira son bouquin.
Dans 40 ans, le cerveau aura fait les bons investissements en cryptomonnaies dans sa jeunesse. Les années de réclusion lui auront permis de se renseigner sur la technologie des blockchains, et de faire les bons choix.
15 ans plus tard, et ça commencera à payer. Quand il encaissera ses gains, les impÎts réclameront leur part et Dan devra serrer les dents.
TrĂšs forts.
Les annĂ©es qui suivront seront un brouhaha de mĂ©canismes de machines Ă sous, de musique de clubs et de prostituĂ©es, car plus Dan boira, plus il se pensera hĂ©tĂ©ro. Pour la premiĂšre fois depuis lâĂšre des tĂ©lĂ©phones jetables, il se sentira de nouveau accompli.
Mais revenons Ă ce cĆur.
Nous nâen sommes maintenant quâau dĂ©but de son histoire et il fait noir et chaud. Et le cĆur bat paisiblement dans la quiĂ©tude dâun autre corps.
Baboum, baboum.
Baboum.
Baboum.
Baboum.
Baboum.
Lâavez-vous entendu ? La diffĂ©rence est trĂšs subtile.
Lorsque le sang retourne vers le cĆur, pendant une fraction de seconde, il ne se dĂ©verse pas totalement. Vous ne pouvez pas le voir, mais une petite surface de lâartĂšre ventriculaire gauche est infinitĂ©simalement trop fine. Le sang sây accumulera un micron de seconde Ă chaque battement.
Pour le moment ce nâest pas grand-chose.
Mais dans vingt ans ? Quarante ans ?
Les parents du possesseur de ce cĆur nâauront pas pour habitude de lâemmener chez le docteur. Et le dĂ©tenteur de ce cĆur, nâapprendra pas Ă le faire non plus.
Ce qui nous amĂšne a ce jour de dĂ©cembre Ă lâapproche de deux milliards de battements.
La ville gĂźt paisiblement sous le premier blizzard de la saison. Bien au chaud dans un appartement, notre sujet sâactive. Il est chauve et bidonnĂ©, mais a gardĂ© une belle barbe blanche et foisonnante. Cette mĂȘme barbe lui gratte le bide pendant quâil prend en levrette une minette de 26 ans. Et la sueur du bide tombe goutte-Ă -goutte sur le dos blanc de la demoiselle.
Or prĂšs du cĆur, dans lâartĂšre du ventricule gauche, le sang sâest accumulĂ© et a commencĂ© Ă coaguler au fil des annĂ©es. Câest ce soir-lĂ quâun caillot se coince et que le cĆur nâarrive plus Ă battre.
La douleur est aveuglante et Dan roule au sol dans un grognement. Les minutes qui suivent deviennent floues et blanches. Des sons, du mouvement, de lâespoir peut-ĂȘtre. Mais le cerveau sent que câest la fin. La vraie de vraie. La fina del la finalafin.
Alors comme il se lâest toujours promis, il se met Ă compter.
1âŠ2âŠ3âŠ4
Des mains touchent le corps et le déplacent. Premiers secours ?
133âŠ134âŠ
Les bruits sâĂ©loignent. Viennent des flashs colorĂ©s. Une main chaude et dĂ©licate. Un sourire.
189âŠ254âŠ255âŠ256âŠ